Assise derrière son assiette, elle observe le contenu depuis bien une demi heure sans réussir à y toucher. Elle essaie de se convaincre que ce n'est pas grand chose, à peine une bouchée, juste quelques calories. C'est ce que tout le monde veut. C'est ce que sa famille souhaite, ses médecins aussi. Elle essaie de toutes ses forces, malgré ça, elle est incapable de saisir sa fourchette pour enfourner ne serait-ce qu'un morceau. Pourtant, l'envie de sortir d'ici devrait être plus forte que ces restrictions qu'elle s'impose sans la moindre raison apparente. Juste parce qu'une seule minuscule bouchée lui ferait ingérer une quantité de sucre et de calorie qu'il faudrait qu'elle s'efforce d'aller éliminer dans la minute. C'est un cercle vicieux dans lequel elle s'est plongé des années plus tôt, et depuis, impossible d'en sortir. Ca fait maintenant six mois qu'elle est là, et pas l'ombre d'une petite amélioration. C'est peine perdu, même les encouragements des médecins ne font rien. Même la privation de certains de ses droits ne changent pas cela.

Elle soupire, et repousse le plateau du plat de la paume. Elle ne réussira pas. C'est encore un échec. Ca l'agace, ça l'énerve, et sans qu'elle s'en rend compte, les larmes dévalent ses joues. Comme si sa maladie ne suffisait pas, elle est sans cesse à fleur de peau ces derniers temps, comme si sa condition jouait directement avec ses émotions. Putain de cercle sans fin. Elle pose sa tête entre ses bras, à moitié allongé sur la table. Encore une fois, on allait lui refuser sa visite de la semaine. Mais qu'est-ce que ça lui faisait, au juste ? C'est pas comme si quelqu'un avait décider de la voir. Ses amis l'on abandonné depuis bien longtemps maintenant, comme si du jour où elle était rentrée ici, cela avait signifier qu'elle n'existait plus à leur yeux. Ridicule. Même son petit copain n'avait pas daigné venir la voir une seule fois. Hypocrite. Elle les détestait tous. Mais encore plus, elle se détestait elle, de ne pas être comme eux, de ne pas être normal.

Quand elle relève la tête prête à fuir dans sa chambre pour essayer d'endiguer la nouvelle crise de larme qui menace de la secouer, elle rencontre le regard d'un homme. Elle détourne aussitôt le regard. Merde, elle faisait pitié. A trente ans, elle était là à chialer parce que sa vie n'était qu'un ensemble de deuil et de désespoir. C'était franchement pas flatteur. Sa vie ne valait pas le coup. Elle attrape son plateau, mais dans la précipitation de vouloir fuir avant qu'on se moque d'elle, elle échappe le plateau qui se fracasse sur le sol. Et comme si le boucan n'était pas assez suffisant comme ça, en plus l'assiette se brise en mile morceau. Accroupie, elle s'écorche contre un bout d'assiette cassé lorsqu'elle s'efforce de rattraper les dégâts. « Aïe » Décidément, aujourd'hui, rien ne va. Elle n'a qu'une hâte, rejoindre son lit et si cacher jusqu'au lendemain, en espérant que le jour suivant soit meilleur. Une paire de main arrive dans son champ de vision, et elle découvre l'homme qui était en train de l'observer un peu plus tôt. « Tu n'as pas besoin de faire ça, je vais nettoyer » Elle n'a pas envie d'être prise en pitié, qu'on lui vienne en aide parce qu'on la croit incapable. Elle jette tous les bouts d'assiette sur son plateau, sa main blessait serrée contre sa poitrine, comme pour se protéger.

Un an. Un an qu’il était ici et pourtant, William n’arrivait pas à faire des progrès. Pourtant dans un premier temps, il y avait eu une belle avancée. Lui qui n’arrivait pas à bouger les bras ou les jambes après l’accident et l’opération, avait réussi à retrouver la motricité de ses membres supérieurs. Cela avait pris plusieurs longs mois, mais chaque avancée était une nouvelle étape de franchie. Malheureusement pour lui, pour ses jambes, ce n’était pas la même chose. Bien au contraire. Il avait mis tout son temps, toute sa volonté, mais ça n’avait rien changé. Et le verdict, après plus de douze mois de convalescence, était tombé : il ne pourrait pas remarcher. Alors certes, ça lui avait fait un coup au moral, mais William gardait l’espoir. Un jour il arriverait de nouveau à se tenir sur ses deux jambes ! Allongé sur son lit, les yeux fixant le plafond, il attend patiemment que ça soit l’heure du repas. Entendant frapper à la porte de sa chambre, le blond laisse le son de la télé. Il est surpris de voir sa femme qui entre dans la pièce. « Ella ? » Cela fait plusieurs semaines qu’il n’a pas réussi à la joindre, qu’elle n’est pas venue le voir. Depuis qu’ils ont su qu’il ne remarcherait pas. Se redressant dans son lit, il fronce les sourcils en voyant qu’elle n’est pas comme d’habitude. Quelque chose cloche. Elle ne dit rien de plus, se contentant de sortir des feuilles de son sac et de les poser sur la table juste à côté de son lit. « Je suis désolée Will … Mais je ne peux plus. C’est trop pour moi. Je te laisse les papiers du divorce, je reviendrais les chercher demain. » Divorce ? Pardon ? Il n’en revient pas ! Bien sûr, il demande des explications, mais sa femme, enfin ex-femme, reste dans un mutisme sans fin. De colère, William lui demande un stylo. Et sans lire, il signe les papiers du divorce. Cela semble soulager Ella qui les reprend, s’excuse une nouvelle fois et sort. De rage, Will envoie balader tout ce qu’il a porté de mains.

Une bonne heure plus tard, calmé, l’infirmière vient le chercher pour le repas. Il lui explique rapidement la situation. De toute manière, il ne peut rien changer à la décision de sa femme. Et puis, il comprend : qui voudrait être avec un homme en fauteuil ? Se glissant dans son fauteuil, il roule tranquillement jusqu’à la salle commune. Il n’a pas faim, mais il ne va pas se laisser abattre pour ça. Se glissant à une table, il remercie la personne qui lui amène son plateau. Commençant à manger, le blond regarde autour de lui. Comme depuis un moment, il repère une rouquine qui ne touche pas à son repas. Jamais il ne l’a approché, mais aujourd’hui, c’est différent. Quand il la voit s’allonger sur la table, William voudrait aller la voir. Mais il ne le fait pas. Quand lui est dans cet état, il veut être seul. Aussi, c’est sûrement ce qu’elle désire aussi. Malheureusement, elle fuit. Et son plateau se fracasse sur le sol, l’assiette éclatant en plusieurs morceaux. Laissant son repas sur la table, le blond recule son fauteuil afin d’aller l’aider. Se penchant, il ramasse quelques morceaux, même si ce n’est pas facile. Qu’est-ce qu’il peut haïr son fauteuil ! « Ça ne me dérange pas. » Un membre du personnel arrive pour aider. Reculant son fauteuil, faisant attention à ne pas rouler sur des morceaux de verre, Will repère la main blessée de la demoiselle. Et elle ne semble pas vouloir le signaler. « Elle s’est coupée en ramassant les morceaux. » Au moins qu’on puisse désinfecter sa plaie. Une fois qu’elle est soignée, Will lui sourit gentiment. « Je m’appelle William. » Remettant les mains sur ses roues, il fait rouler son fauteuil jusqu’à sa table, histoire de finir son repas. Elle est libre de venir si elle le souhaite, mais il ne veut pas la forcer. Personne n’est ici par plaisir et chacun a le droit à ses moments de solitude.