« RDV parc Bromont, 14h30, je t'attendrais » Tu relis ce message. Une fois, deux fois, trois fois, jusqu'à ce que les lettres se mélangent sous tes yeux. Numéro inconnu, tu es incapable de dire de qui il s'agit. Tu ne sais pas pourquoi tu te prends la tête là dessus. En temps normal, tu aurais pensé à une erreur de numéro, tu aurais effacé le message et basta. Mais là, au fond de toi, t'as comme un pressentiment. Quelque chose qui te pousse dans l'inconnu, vers une curiosité qui pourrait s'avérer dangereuse. Tu n'en as pas parlé à Ian, ton mari. Tu ne veux pas l'inquiété. Et tu sais qu'il t'empêcherait d'aller voir, coute que coute. Et même si c'est mal, même si tu devrais être méfiante, t'as envie de prendre ce risque. Au pire quoi ? Ce rendez-vous se déroule au beau milieu d'un parc, en pleine après midi. Tu ne risques rien, non ?

Ton mari t'a toujours reproché d'être très téméraire, parfois trop. C'est drôle, parce qu'autrefois, c'était l'une des qualités qui plaisait le plus à une personne. Mais tu n'as pas envie de penser à cela, à lui. Il fait parti de ton passé, de moment douloureux de ta vie que tu ne souhaites pas raviver. Tu es passé à autre chose, il le fallait... C'était l'unique moyen pour toi de revenir à la surface. Ian t'a beaucoup aidé dans cette reconstruction de toi-même, et c'est à ce moment là que vous vous êtes rapproché. Mais ce n'est que bien plus tard que tu as accepté de lui faire une place dans ta vie, lorsque ton cœur a commencé à guérir. Tu l'aimes plus que tout. Mais tu sais que ça ne sera jamais comme avec lui, qu'il ne sera jamais l'homme de ta vie, ton âme sœur.

Décision prise, tu décides de te rhabiller. Tu ne fais pas non plus un grand effort, t'enfile un pull en laine qui retombe sur tes épaules laissant celles-ci dénudées, un pantalon de soi, et des bottines au pied, te voilà fin prête à jouer ta vie sur un SMS. Jouer ta vie. Tu ris toute seule. Qu'est-ce qui pourrait se passer ? Au pire, quelqu'un a voulu te faire une mauvaise blague, ou alors tu tomberas sur un inconnu qui te confirmera qu'il s'est trompé de numéro. Rien de plus. Tu t'es sans doute embêtée et entêtée pour pas grand chose.

Tu arrives sur place avec cinq minutes d'avances. Tu as toujours été ponctuelle, tu détestes le retard, une de tes manies. Tu passes toujours trop de temps au boulot, et ça manque pas de faire râler Ian qui préférerait que tu passes plus de temps à la maison. Mais parfois, t'as besoin de t'échapper de cette vie que tu t'es créée avec lui, avec vos enfants. Parfois tu as besoin d'empêcher ton cerveau de réfléchir, de se poser des questions, d'imaginer ce qui serait arrivé s'il n'était jamais parti. Alors dans ces moments là, tu préfères t'enfermer dans ton bureau, te submerger de travail, plutôt que d'imaginer des rêves illusoires, ou de faire de la peine à ta famille. Tu t'installes sur l'un des bancs, et regarde autour de toi. Tu ne repères aucune silhouette connue. Pas non plus de personne qui ont l'air louche, prête à faire du mal à quelqu'un. « Ma pauvre Aelia, tu as l'air d'une idiote abandonnée par son petit ami » Bon, bien sûr la bague à ton doigt laisse quand même sous entendre que tu n'es pas là pour un rendez-vous amoureux.

Le bourdonnement incessant des hélices de l’hélicoptère commence sérieusement à te taper sur le système. Te frottant les tempes comme si ça pouvait chasser ta migraine, tu entends souvent la voix du pilote dans ton casque. Vous allez atterrir. Enfin ! Tu as tellement imaginé ce retour à la réalité et pourtant, tu ne peux cesser d’angoisser. Ces longs mois de torture, tu en portes encore les séquelles. On t’a demandé si tu voulais qu’on prévienne ta copine, ou du moins, ton ex. Tu as refusé. Tu veux être le premier à parler à Aélia. Surtout que depuis toutes ces années, tu ne doutes pas qu’elle a refait sa vie, même si ça te déchire le cœur. Mais tu ne peux pas nier l’évidence : tu n’es plus le même homme qu’elle a connu. Cela fait un peu moins d’un mois que l’armée t’a sorti de là, mais tu en gardes toujours des séquelles. Physiquement, tu es remis, si ce n’est des cicatrices qui ornent ta peau. Mentalement, c’est une autre histoire. Le moindre contact te révulse. Le moindre bruit te fait dégainer ton arme. Il te faudra du temps pour te remettre, les médecins te l’ont dit. Mais toi, tu n’as pas le temps, tu en as assez perdu comme ça. C’est pour cette raison que tu as demandé à reprendre un poste immédiatement. Alors certes, tu ne retravailleras pas immédiatement pour les services secrets. Mais ils t’ont trouvé un poste tranquille de lieutenant de police, chose qui te convient parfaitement.

Descendant de l’hélicoptère, tu inspires profondément alors que ton regard se perd sur l’horizon. Cela fait tellement longtemps … On te fait signe d’avancer, aussi, tu arrêtes ta contemplation pour rejoindre ton chef. Enfin ancien chef, qui semble ravi de te revoir. Tu le remercies, répondant avec automatisme. Puis on te tend un téléphone, des clefs d’un appartement neuf ainsi que d’une voiture, ton insigne et un portefeuille plutôt bien rempli. Ta vie peut reprendre, mais est-ce que tu y es vraiment préparé ? Tu n’en sais rien. Après un dernier débriefing, tu quittes le bureau. Une belle Porsche t’attend sur le parking. Ce n’est pas le style de voiture que tu préfères, mais après tout, ils ont sûrement voulu se rattraper. Grimpant à l’intérieur, tu attrapes le téléphone. Composant le numéro que tu connais par cœur, malgré les années, tu envoies un message à Aélia, lui donnant rendez-vous. Tu ne signes pas, sachant qu’elle a refait sa vie, tes collègues te l’ont confirmé. Mais tu lui dois au moins quelques explications. Aussi, n’obtenant pas de réponse, tu poses le téléphone. Et tu roules rapidement jusqu’au parc. Il te faut un moment pour réussir à te repérer, mais finalement, tu finis par trouver ton chemin puis une place. Sortant tu véhicule, ton arme dans la ceinture de ton jean cachée par ton blouson de cuir, tu glisses les mains dans tes poches avant de te mettre en route. Un sourire s’affiche sur tes lèvres en sentant un paquet de clopes sous tes doigts. T’en allumes une, alors que tu ne fumais pas avant. Mais ça a été une de tes occupations pendant tes longues insomnies. Avançant, tu te figes au loin, lorsque tu repères sa silhouette sur un banc. Tu t’étouffes même avec ta fumée. Putain qu’elle est belle ! Bien sûr, elle a vieilli, mais à tes yeux, elle est toujours la même. Te forçant à avancer, tu t’arrêtes à quelques pas, voyant l’anneau qui brille à son doigt. Rappel douloureux qu’elle n’est plus à toi, faite pour toi. Te raclant la gorge, tu prends la parole. « Aélia … » Tu prends une nouvelle bouffée de cigarette, avant de combler la distance qui te sépare d’elle. T’arrêtant, restant debout, tu souffles doucement. « Salut … » Tu ne sais pas comment réagir. Tu ne sais plus rien. La seule chose qui semble logique, c’est elle. Cette femme qui t’a permis de tenir pendant toutes ces années.